Produit dans le cadre de la grande commande nationale «Radioscopie de la France : regards sur un pays traversé par la crise sanitaire» financée par le Ministère de la culture et pilotée par la BnF.
Le projet « Rien à perdre » documente la construction de l’identité des jeunes des milieux populaires à travers la musique rap qui fait partie intégrante de leur quotidien. En se concentrant sur la scène toulousaine, étudier le rapport à la musique permet d’aborder les thématiques de la masculinité et de la sen- sibilité dans les quartiers populaires, le travail acharné pour transformer une passion en réussite professionnelle et le sentiment de fraternité inhérent à la communauté du rap, afin de brosser le portrait d’une jeunesse qui se cherche, évolue, trouve et construit son identité.
Aujourd’hui, le rap est la musique qui domine dans le monde. Il tire ses sources du mouvement hip-hop et influence tous les domaines (la mode, le design, le divertissement). Incarné par des figures historiques comme IAM, NTM, 113, Diam’s ou Lunatic dans les années 90 et de jeunes rappeurs actuels, Ninho, PNL, Jul, Shay, Meryl, le rap inspire toujours des générations de plus en plus jeunes qui rêvent de réussir dans ce milieu.
Ayant connu une appropriation massive par le grand public dès les années 2010, le rap touche aujourd’hui toutes les tranches d’âge et toutes les classes sociales et, si le rap est devenu accessible à tous, il représente encore un espoir de réussite dans les milieux populaires. En effet, pour certains jeunes rappeurs, la musique représente la seule façon atteignable de s’extraire de leur milieu et d’approcher leurs objectifs par eux-mêmes. Issus de milieux populaires ou sor- tis du système scolaire, ces jeunes investissent leur temps et leurs ressources dans ce qui, dépassant le loisir, devient une passion et une nécessité.
La décennie qui s’est achevée a vu le rap renouveler avec succès son public et devenir la musique la plus lucrative du marché français représentant 65% des écoutes totales sur les plateformes de streaming. Le rap est donc devenu synonyme de réussite créant de plus en plus de vocation chez les jeunes de toutes les classes sociales. Parmi eux, certains jeunes n’ont pas d’autres voies que celle de parvenir à se faire une place dans l’industrie pour s’extraire de leur milieu, transformant une passion en nécessité.
En effet, selon les chiffres de L’Insee, 10,6% des jeunes entre 15 et 24 ans sont considérés comme NEET ( ni en emploi, ni en études, ni en formations), ces chiffres ayant augmenté avec la crise du COVID. Lorsque les notions de succès, d’indépendance, de pouvoir et de richesse apparaissent inatteignables compte tenu du milieu social ou du bagage scolaire, la musique et le rap particulière- ment semble être une voie possible pour toucher du doigts ces objectifs.
Mais les jeunes que nous rencontrons n’attendent pas que tout cela leur tombe dans les bras, ils retroussent leurs manches et investissent toutes leurs ressources dans leur passion, leur voie de sortie. Entre enregistrements et concerts, ils explorent une nouvelle facette du rap, expérimentent, et déve- loppent ce qui sera le futur succès du genre. Ils ne veulent pas se conformer à ce qui est « mainstream » mais veulent créer quelque chose qui leur appartient. En effet, réussir soi-même, offrir un ensemble de sonorité et de textes qui leur ressemblent est essentiel pour revendiquer un succès indépendant.
Le monde du rap reste un milieu majoritairement masculin dans lequel les rappeurs font exister un personnage à travers leur musique et les clichés qui y sont rattachés. Mais une fois évacués les poncifs du genre, on observe une masculinité plurielle entre toxicité et grand romantisme. C’est cette tension que nous observons dans ce projet. Aujourd’hui, le rap est un arbre aux mul- tiples branches et aux sous-genres diversifiés. L’image de l’homme fort ne fait plus l’unanimité. Columbine a ramené l’image d’adolescents aux cheveux gras, Sopico s’est donné une identité romantique d’homme capuché qui joue de la guitare. La figure masculine a beaucoup évolué ces dernières années, d’autant plus que les rappeurs mettent davantage en valeur leur intimité. Nous suivons ces jeunes rappeurs prêts à aborder des sujets plus sensibles, rendre compte de leur perception du monde, tendre à une certaine mélancolie et ceux qui préfèrent s’inscrire dans l’héritage des rappeurs au succès viril et adopter une posture de colosse.
Cette passion commune de la musique et du rap réunit les jeunes dans les salles de concert, les studios d’enregistrements et en ligne. En effet, Les rappeurs font partie d’une communauté d’expérience et de sens, fondée sur une proximité de conditions, de situations, de goûts, de croyances, de modes de vie, qui les engage auprès d’autres personnes partageant leurs conditions. Cette communauté d’expérience et de sens sert de cadre d’expression à l’écho autobiographique que suscite la musique rap. Dans les milieux populaires, cet esprit de communauté est d’autant plus fort qu’il représente aussi un réseau d’entraide entre passionnés désireux de
s’émanciper. Il constitue également une prise de parole publique, fortement contextualisée sur le plan social et qui a pour vocation d’être diffusée et ap- parait comme un évènement artistique et identitaire fondamentalement poli- tique. Le contexte politique est l’un des thèmes plébiscités par le rap, faisant de certains artistes des personnalités engagées dans les luttes sociales.
Les jeunes dont j’ai documenté le quotidien en 2022, ont entre 18 et 25 ans, sont issus de milieux sociaux culturels différenciés et ont des bagages variés. Certains se politisent, d’autres s’éloignent de ces sujets jusqu’à éprouver un sentiment de défiance pour les institutions. Entre union et désunion, ce projet s’attache donc à rendre compte de cette la recherche d’une identité musicale autant que d’une identité citoyenne.